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Les groupes de niveaux sont-ils efficaces ?

Comment enseigner à des classes hétérogènes ? Comment soutenir les élèves les plus en difficultés sans ralentir ceux qui s'en sortent le mieux ? C'est une des questions posées avec acuité au système d'enseignement français par le dernier rapport PISA.


Le gouvernement croit avoir trouvé la solution. Gabriel Attal, lorsqu'il était encore ministre de l'éducation nationale, a annoncé la mise en place, dès l'an prochain, de groupes de niveaux en français et en mathématiques dans les collèges :

« Pour permettre à tous les élèves de progresser dans des classes et des collèges hétérogènes, une organisation en groupes de niveaux sera mise en place à compter de la rentrée 2024 en mathématiques et en français ; c’est-à-dire pour environ un tiers des heures de cours des élèves. Pour les autres enseignements, le groupe classe demeurera, permettant de combiner les apports de la mixité scolaire et des pédagogies différenciées pour les élèves. Ces groupes de niveaux seront constitués en fonction des besoins identifiés par les professeurs ainsi que par les résultats aux tests de positionnement de début d’année et pourront évoluer en cours d’année pour tenir compte de la progression des élèves. Les groupes les plus en difficulté seront dédoublés, avec des effectifs réduits, permettant aux professeurs de disposer des conditions d’enseignement les plus favorables pour faire progresser leurs élèves ».

Faut-il voir dans la nomination subséquente de M. Attal comme Premier ministre une récompense pour avoir eu une telle idée lumineuse à laquelle personne n'avait pensé jusqu'alors ? Mais est-ce vraiment une idée neuve ? Et qu'en pensent ceux qui enseignent, et ceux qui réfléchissent sur l'enseignement ? En gros, qu'en pensent ceux qui savent ?


Bonne solution ou modèle passéiste ?

Si le Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur (SNALC), qui prône une plus grande « méritocratie », soutient la création de ces groupes de niveaux, vus comme « une bonne solution intermédiaire » faute de pouvoir réduire les effectifs des classes, l'intersyndicale à l'initiative de la grève du 1er février dernier y voit plutôt un modèle « passéiste et conservateur » de l'école, qui contribuera « à assigner les élèves dans les positions sociales et scolaires » qui sont les leurs. Les enseignants font également part de leur scepticisme vis-à-vis d'une mesure qui « va contribuer à désorganiser davantage le fonctionnement des établissements et augmenter l’anxiété et l’incompréhension » chez les enfants.

Dans une tribune publiée dans Le Monde, un collectif de chercheurs - dont certains pointent au conseil scientifique de l’éducation- s'appuyant sur une récente étude du programme IDEE (Innovations, Données et Expérimentations en Éducation), montrent que « les regroupements permanents, tels que les classes de niveau, sont inefficaces (...) ni pour les élèves du groupe « fort » ni pour ceux du groupe « faible », et contribuent plutôt à accentuer les inégalités sociales de réussite scolaire ».

Sylvain Connac, professeur en sciences de l’éducation, part du constat que dans les conditions actuelles d'enseignement, avec 30 élèves dans des classes de 50 m2, les classes de niveaux sont tout aussi élitistes que les classes hétérogènes : « si rien dans l’organisation du travail des élèves ne permet une prise en compte réelle de leurs différences, il est évident que seulement une petite part des élèves pourra en profiter, principalement les publics ayant le moins besoin d’école pour apprendre ». Partant du principe qu' « un système éducatif ne fonctionne pas pour l’unique promotion de quelques champions, au risque de voir se créer des masses de perdants et de résignés scolaires », il constate l'impasse aussi bien des classes de niveaux, des classes hétérogènes et des fonctionnements individualisés, leur préférant les classes « personnalisées (ou personnalisantes) », qui considèrent les différences entre élèves « comme des richesses, par un équilibre entre temps collectifs et temps personnels, le tout sans charger davantage le travail des enseignants ». « Les travaux d’expertise scientifique (...) menés dans ces environnements pédagogiques, conclut-il, sont particulièrement prometteurs : les élèves, en plus de mieux réussir les évaluations scolaires, se montrent motivés, fiers d’apprendre, heureux de venir en cours et soucieux des relations au sein de leur classe ».


La motivation et la confiance en soi, moteurs de l'apprentissage

Les économistes Yann Algan et Elise Huillery, respectivement professeur à HEC et à l’université Paris-Dauphine, et auteurs d’Economie du savoir-être, craignent également que les groupes de niveau ne viennent « percuter la motivation et l’estime de soi, et donc la réussite scolaire ». Les élèves français sont déjà plus nombreux que la moyenne des élèves des pays de l'OCDE à avoir une image négative d'eux-mêmes, image que la relégation dans des groupes de niveau faible ne va pas améliorer. Et qui seront ces élèves ainsi cantonnés en seconde division ? « 50 % des élèves de classes sociales défavorisées se retrouveraient dans le groupe des élèves faibles contre seulement 13 % des élèves de classes sociales très favorisées », alertent les deux chercheurs. Les inégalités de genre seraient également marquées, puisque le groupe des élèves forts en français compterait 57 % de filles et celui des forts en maths 56 % de garçons.

A vrai dire, le sujet est un peu éculé et les discussions tournent en boucle. Dans un article scientifique de 2004, Vincent Dupriez et Hugues Draelants, respectivement professeur en sciences de l'éducation et sociologue, rappellent que la constitution de classes de niveau était déjà en discussion dans les années 20 et confirment qu'elles sont inefficaces, inéquitables et contribuent « à la ségrégation des publics au sein des établissements scolaires ». Bien plus, si effet il y a, il est pervers, puisqu'il revient à pénaliser les élèves faibles et à favoriser les plus avancés. Cet article, par ailleurs, soulève la dimension éthique qui traverse cette question, à travers le statut de l’institution scolaire : si la vocation de l’École est de faire cohabiter des publics différents, cela « requiert des établissements largement hétérogènes et invite, dans une large mesure, à former au sein des écoles des classes également hétérogènes ».


Motivation tardive

Et qu'en pense PISA ? Après tout, c'est bien les conclusions de son dernier rapport qui justifient, aux yeux du ministre, ce « Choc des savoirs » et l'instauration des groupes de niveaux. Pour la nouvelle bible du gouvernement en matière d'éducation, « la sélection par les résultats accentue les écarts de performance et les inégalités », et ce de trois manières. Premièrement, l’environnement d’enseignement et d’apprentissage peut varier en fonction des différences dans le programme scolaire, les enseignants et les ressources. Les filières moins exigeantes ont tendance à offrir des environnements d'apprentissage moins stimulants. Les étudiants placés dans des groupes aux performances inférieures peuvent vivre une expérience d'apprentissage de mauvaise qualité, car les enseignants plus expérimentés et compétents ont tendance à être affectés à des filières de niveau supérieur (1). Deuxièmement, les résultats des étudiants peuvent également être affectés par la composition du corps étudiant et de ses pairs, avec, pour les élèves affectés dans les groupes de niveaux inférieurs, une moindre émulation et la perte des effets positifs de la présence de leurs camarades plus compétents. Troisièmement, l’existence de filières et de filières de niveau inférieur peut alimenter un cercle vicieux dans les attentes des enseignants et des étudiants. Les enseignants peuvent avoir des attentes moindres à l’égard de certains élèves, notamment ceux défavorisés et/ou peu performants, et leur assigner un enseignement à un rythme plus lent. Les étudiants peuvent également ajuster leurs attentes et leurs efforts et souffrir de stigmatisation et d’une diminution de leur estime de soi, ce qui peut entraîner de faibles performances.

Pour l'OCDE, la conclusion est sans appel : la sélection précoce des étudiants a un impact négatif sur les étudiants affectés aux filières inférieures et exacerbe les inégalités, sans pour autant augmenter les performances moyennes. La neurologie préconise d'ailleurs d'éviter les choix définitifs dans les carrières éducatives des jeunes, des choix à même de déterminer le reste de leur vie. Les connaissances fournies par les neurosciences sur l’adolescence suggèrent en effet qu’il existe un écart important entre la capacité cognitive des adolescents (« puissance élevée ») et la maturité émotionnelle (« mauvaise direction »), à une époque où tant de choses se déroulent dans le parcours éducatif d’un individu. Si cet écart entre les capacités intellectuelles et émotionnelles ne peut pas impliquer que tous les choix importants soient simplement reportés à l’âge adulte, il suggère néanmoins que les options prises ne doivent pas prendre la forme d’une fermeture définitive des portes. C'est pourquoi la sélection des étudiants ne doit pas être précoce, et gagnerait plutôt à être reportée au deuxième cycle du secondaire.


Le savant et le politique

Pour conclure, l'efficacité des groupes de niveaux est loin d'être démontrée, ni par l'expérience des enseignants, ni par les études scientifiques. A la rigueur, au sein des classes, la mise en place de « groupes de besoin » flexibles et temporaires, permettant de s'adapter presque au jour le jour aux rythmes de différentes catégories d’élèves, peut s’avérer positives pour toutes les catégories d’élèves. Mais cette subtile réponse nécessite des professeurs mieux formés et des classes moins chargées. Le gouvernement le prévoit-il ?

Cette querelle autour des groupes de niveaux ne concerne pas que les profs, les élèves et leurs parents. Plus globalement, elle pose la question du savant et du politique. Sylvain Connac dresse à la sulfateuse les bases d'une discussion saine : « les intuitions au sujet du comment on devrait enseigner priment sur les travaux de recherche, bien plus précis et mesurés. La tentation est d’avoir recours à la fois à un passé mythifié et fantasmé ainsi qu’à des pratiques éducatives qui ont surtout fonctionné pour celles et ceux qui s’expriment le plus sur ces sujets parce qu’ils ont eu la chance de pouvoir en profiter ». Plus désabusés, Yann Algan et Elise Huillery déplorent que « Ce n’est pas la première fois – et sans doute pas la dernière – que les politiques ne prennent pas en compte l’avis des scientifiques pour prendre des décisions ».

Et pour cause : dans le système politique français, les nominations aux différents ministères répondent plus à des considérations d'équilibres politiques qu'aux compétences des titulaires des postes, lesquels sont plus enclins à considérer cette fonction - qu'ils ne sont appelés à remplir que de façon temporaire - comme un tremplin plutôt que comme l'occasion de mettre en œuvre des mesures qui, de toutes façons, ne porteront pas leurs fruits avant plusieurs années, lorsqu'ils ne seront plus en poste.

On peut aussi s'interroger sur la sincérité d'un gouvernement qui loue dès qu'il le peut les « premiers de cordée » à vouloir faire une véritable école pour tous...



(1) Sur le modèle du mécanisme dénonçaient par Julia Cagé et Thomas Piketty (Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, (2023) Paris, Le Seuil), qui montrent que « les territoires socialement les plus désavantagés se retrouvent (…) le plus souvent à recevoir des moyens publics plus réduits que les territoires les plus favorisés au niveau du primaire et du secondaire » (p. 136). Ainsi, si les enseignants contractuelles ne représentent que 10% du personnel enseignants des collèges des départements les plus riches, ils représentent la moitié des professeurs des collèges situés dans les départements les plus pauvres. Plus généralement, la rémunération moyenne des professeurs (primaires, collèges et lycées), en intégrant toutes les primes, est d'autant plus élevé que l'établissement compte peu d'élèves issus des classes sociales défavorisées.

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